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Page:Labi 1998.djvu/51

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des passages fluviaux ou les détroits dans les mers sont sans doute des points d’observation privilégiés. Les Alpes n’en sont qu’un champ de recherche possible. La même approche peut s’appliquer en principe partout où un pouvoir de contrôle exercé a laissé des traces: aux contrôles des étrangers dans les villes modernes, aux mesures d’isolement pendant des épidémies, etc. Les postes de contrôle produisent des sources qui nous permettent de saisir partiellement la mobilité très diversifiée à l’époque moderne.[27] Ainsi on tire profit d’une fonction essentielle de la frontière politico-étatique - une frontière-membrane qui produit des sources. Cette production même donne un indice du pouvoir réel de l’État moderne en question et de son efficacité relative.

3. La réflexion sur la frontière débute souvent par une question: Les frontières, sont-elles des barrières ou des lignes de convergence? La question n’est pas purement rhétorique: elle permet de dégager certaines précisions nécessaires. En effet, cette question est toujours posée de l’extérieur, d’une perspective distanciée de l’espace considéré qui ôte à celui-ci toute épaisseur et en fait une réalité abstraite. Or la frontière fonctionne de manière dialectique: elle sépare et lie en même temps des espaces et groupes humains de part et d’autre d’une ligne (ou plusieurs) de démarcation.[28] Comment s’y prendre si l’on veut savoir comment la frontière s’intégre dans les pratiques des populations locales? On peut prendre appui chez des auteurs de l’époque. Dans le Weltbuoch de Sébastian Franck (1534), la frontière est conçue comme un seuil - «ein Geschwell».[29] Elle est le seuil d’une porte qui sépare et lie à la fois l’espace et les hommes de part et d’autre de la frontière. L’idée inhérente à la définition de Ratzel de la zone frontalière comme la réalité de la frontière, c’est que les relations transfrontalières produisent par leur intensité un réseau relationnel spécifique.

Cette vue relationnelle d’un espace frontalier de voisinage n’exclut point que ce «seuil» ne soit clairement et linéairement défini: non pas par une seule frontière territoriale définie par un souverain ou des seigneurs, mais par une pluralité de limites, si l’on pense aux définitions précises des finages et terroirs des villages et villes, des limites d’une juridiction, etc. Aucune incertitude ou zone floue ici, les populations locales savaient parfaitement où passaient les limites d’une seigneurie, d’une ville ou d’une paroisse, la ligne de démarcation entre deux confessions, etc.: elles avaient «la frontière dans la tête», une sorte de carte mentale qui influençait leurs pratiques au quotidien.[30] Or ce ne fut point une situation idyllique d’un voisinage local

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KAISER: PENSER LA FRONTIÉRE