en dehors des enjeux étatiques, bien au contraire. L’État moderne a pu et su se greffer sur les limites préexistantes pour définir ses frontières qui ont été créées ou façonnées aussi par l’intervention des populations sur place. Dans l’Europe de la première modernité, le conflit confessionnel ainsi que les rivalités entre États ont contribué à surdéterminer les limites existantes dans un voisinage conflictuel et à charger cette conflictualité d’un sens nouveau - confessionnel ou national.[31] La frontière, disait Georg Simmel, n’est pas un fait spatial mais un fait social qui trouve son expression dans l’espace.[32] Elle est une création humaine et le reste même si les hommes ne s’en rendent plus compte.[33] Une autre approche possible du phénomène de la frontière s’intéresse donc aux usages de la frontière et aux pratiques liées à son existence, à l’intérieur d’un espace transfrontalier.
4. Prenons un exemple, celui du conflit confessionnel dans l’espace allemand et helvétique. La politique de durcissement, de définition claire de la carte confessionnelle provoque et finit par admettre des pratiques pour contourner la contrainte. Il y a dans des régions pluriconfessionnelles une sorte de «petit commerce frontalier» au quotidien pour rester fidèle à ses convictions ou traditions religieuses. Ainsi les domestiques catholiques des bourgeois de Bâle quittent le dimanche matin la ville, avec un certificat de leurs patrons, pour entendre la messe ailleurs. Ou, plus rusé encore, on les fait agir par procuration: des bourgeois protestants de Bâle les chargent, si nécessaire, d’un pèlerinage qu’ils ne peuvent plus effectuer eux-mêmes. La situation se brouille encore plus en période de guerre. Pendant la guerre de Trente Ans, les réformés de Colmar, persécutés par les luthériens revenus au pouvoir avec l’occupation suédoise, se voient offrir par le commandant de Brisach, officier du roi très chrétien, mais réformé, la possibilité de suivre le culte dans le fort.[34] Mais ces ruses de la frontière, si elles paraissent comme des pratiques astucieuses pour contourner une contrainte extérieure, présupposent en fin de compte d’accepter la légitimité de la frontière qui est incorporée dans ces pratiques. La frontière est certes une ressource exploitée pour persister dans sa foi ancienne, mais non pas en dehors des pouvoirs sur place, bien au contraire.
L’exercice de la puissance publique sur un territoire déterminé, loin d’être celui d’un pouvoir absolu, nécessite en effet l’intervention et la coopération d’autres acteurs. Ceci est bien visible aussi sur le plan des flux commerciaux et des communications où la puissance publique doit assumer la double tâche d’assurer la fluidité des échanges, de garantir l’ouverture des passages